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lundi 16 octobre 2023

Sauces poisson d'ailleurs

... et d'Auvergne aussi. En décembre 2022, je rêvassais sur les goûts, et notamment sur la cinquième saveur, l'umami *, et les savantes fermentations qui la propagent. J'ai lu un peu sur le sujet en traînant avec mon pote Good Gueule.
 
Comme le nuoc-mam et les sauces poisson ont toujours été du domaine du mystère pour moi, j'avais décidé - ou presque - d'en produire une fois. Plutôt le garum** de la Rome antique, d'ailleurs, qui est la même chose. Mais pourquoi ne pas faire du garum de chez moi, hein, de mon lac, ce qui exclut l'anchois, pas encore présent malgré mes salages sournois.

Et ensuite quel bonheur - ou pas ? - de bouffer des nouilles parfumées ainsi ... 

Six mois plus tard, j'ai lancé deux tentatives parallèles, et s'avèreront en fait perpendiculaires. L'une avec du maquereau (donc traditionnel), l'autre avec des gardons ou d'autres poissons d'eau douce. Pour cela, de simples bocaux avec un couvercle,  du poisson très frais, du sel.

C'est parti ! à gauche le gardon, lancé deux semaines plus tard.




Encore trois mois à peine, et j'obtenais le garum** en filtrant, et l' allec** (ou hallex), une pâte au parfum puissant..

Comment ça marche ?
Le poisson découpé en tronçons plus ou moins courts, sans supprimer les viscères, est mélangé avec du sel à hauteur de 20 % du produit final (donc 250 g de sel pour un kilogramme de poisson), puis mis dans un bocal que l'on fermera sans chercher une étanchéité absolue, et laissé à température ambiante. La teneur en sel empêche les bactéries de se développer, sans gêner les fermentations lactiques. Les sucs digestifs présents dans les entrailles du poisson vont travailler et contribuer à une autodigestion. 

Ce que j'ai fait
J'ai touillé le mélange de temps à autre en cherchant à écraser les morceaux de poisson pour accélérer les transformations, et je mettais parfois les bocaux au soleil. J'ai aussi rajouté 100 à 200 ml (ou grammes) d'eau salée à 25 % pour éviter que tout morceau solide surnage du liquide produit. Ce rajout m'empêcherait d'obtenir une AOP😌 selon les cahiers des charges (in)existants.

Ce que j'ai observé
Le maquereau sent bon tout au long de la production, et le gardon ... beaucoup moins. Le gardon, c'est rapidement une usine à gaz avec énormément de bulles éjectant - je suppose - des composés volatils soufrés puants ! Le maquereau reste stoïque,  évolue moins vite et sent le poisson. Je sais ainsi d'emblée que le maquereau sera meilleur à mon palais. J'ignore si ces composés disparaîtront totalement d'eux mêmes, du fait de leur volatilité, ou seulement en partie.

Filtration du garum d'eau douce
Je pensais que ce serait la croix et la bannière. Pas du tout ! D'abord, j'ai versé mon bocal de poisson d'eau douce dans une grande passoire du genre chinois. Du bon sens pour une recette également asiatique ! Sont restés dans la passoire des arêtes intactes et les écailles comme neuves, quelques petits morceaux de muscle non digérés, et le squelette des têtes. La soupe obtenue a été versée petit à petit dans un entonnoir garni d'un filtre à café (un tissu filtrant fait le travail aussi). Dix-huit heures plus tard je tombais des nues devant la perfection visuelle du résultat.

Le garum d'eau douce, beau ... mais pas bon

Dégustation du garum de poisson d'eau douce : échec
Il y avait quatre convives: ma belle, notre fils et son épouse d'origine cambodgienne, et moi-même. Dire que sans Pol Pot, je ne l'aurais pas rencontrée ...
J'avais dégusté avant, et tout seul, craignant que la police ne conclue à un suicide collectif. C'était plutôt correct, mais mon estomac avait un rien gargouillé, sans autre symptôme.  
Ma douce refuse d'y toucher, mon fils a jugé bon et parfaitement digeste, tandis que ma belle-fille l'a jugé bon mais a connu elle aussi quelques gargouillements du bide. Qui seraient à rapprocher des ennuis que peuvent provoquer les composés soufrés en général, selon la littérature scientifique.

Le garum de maquereau est un grand cru !
Quelques jours plus tard, production du garum de maquereau. C'est un peu plus long au plan de la filtration, on obtient proportionnellement davantage d'allec. Les deux produits sentent très bon, et ils SONT vraiment très bons et absolument digestes. Une écrasante victoire du maquereau sur le gardon.

Donc, oubliez le garum à base de poison d'eau douce, ou du moins celui à base de gardons. On peut aussi le produire à base d'anchois ou de sardines, et cela donnerait des goûts différents, que je n'ai pas testés. 



Pas à pas. 

Voici ce que je crois être des conseils avisés, mais éclairés par une seule expérience et beaucoup de lectures.


Ingrédients

1.5kg de maquereaux très frais et très beaux
375 grammes de sel de type Guérande (soit un quart du poids du poisson frais). Le mélange final est donc à 20 % de sel.
20 centilitres d'eau salée par 50 g de sel (c'est facultatif, c'est un ajout de ma pratique, cela permet au liquide de toujours recouvrir les morceaux de poisson)


Au boulot !

Coupez le maquereau non éviscéré en tranches fines de 1 cm d'épaisseur maximum, et fendez en deux la tête. Les viscères sont absolument conservées, elles sont essentielles, ce sont les enzymes du système digestif qui s'allient aux ferments lactiques naturellement présents dans la chair du poisson pour modifier et liquéfier le produit.


Mettez poisson tranché et sel dans un saladier, mélangez.

Puis mettez tout cela dans un bocal de 1.5 à 2 litres, en tassant un peu, puis ajoutez les 20 centilitres d'eau salée. Le bocal ne nécessitera jamais d'être fermé de façon absolument étanche, mais un joint permettra d'éviter absolument toute intrusion d'insectes ou d'impuretés.


Température : cela restera à température ambiante tout le temps de la fabrication ; l'idéal serait 25 degrés, on dira que de 20 à 30, ça va bien marcher, à une vitesse variable. L'été est la saison idéale, mais la proximité d'un radiateur peut y suppléer (je n'ai pas testé).


A partir de 5, 6 ou 8 jours, touiller tous les trois jours pendant quelques minutes avec un instrument adapté - la cuillère en bois peut fonctionner - en cherchant à réduire, écraser les morceaux. J'utilise une sorte de fourchette recourbée en inox genre presse-purée, qui fait bien le job. J'intervenais tous les 2-3 jours, puis beaucoup plus rarement. On n'est pas des bêtes, on n'a pas le feu ...


Se donner trois mois. Il ne reste alors quasiment pas de morceaux de viande.

Vient le travail final.
Un chinois ou une vaste passoire dans laquelle on verse le mélange en plusieurs fois, une cuillère en bois pour faire passer. Et on a vite séparé du garum les arêtes et les écailles, brillantes comme neuves après rinçage.



A gauche le produit après passage au chinois, à droite les déchets





La passoire au fond de laquelle on met une étamine, ou, peut-être mieux, un entonnoir garni d'un filtre à café et de patience permettront en 24 heures environ de récupérer un garum (ou liquamen) couleur vieil or, tandis que l'allec est récupéré dans les filtres. L'allec, remis pour une nuit et une journée dans la grande passoire garnie d'une étamine libérera encore un peu de garum ambré.


Vous avez fini. 
Les produits mis au réfrigérateur ont la capacité de se conserver indéfiniment.

Allec et garum de maquereau, le grand cru !




Il ne me reste qu'à cuisiner comme il y a 2000 ans. Et à utiliser ces condiments home made sur les viandes, dans les salades et dans les marinades.

Liens :




Le truc qui pue vraiment mais que je ne connais pas est suédois ... le surströmming est fabriqué selon un principe qu'on découvre dans cette lecture :
https://souslemicroscope.com/2021/04/quelles-sont-les-bacteries-responsables-de-lodeur-du-surstromming/ 
Les scien­ti­fiques ont recher­chées des bac­té­ries res­pon­sables d’in­fec­tions ali­men­taires comme des Salmonella spp. ou alors Clostridium botu­li­num res­pon­sable du botu­lisme. Néanmoins ces bac­té­ries ne sont pas retrou­vées dans les plats étu­diés de surs­tröm­ming. Les condi­tions de la fer­men­ta­tion ne per­mettent pas la crois­sance de ces bac­té­ries patho­gènes. Par contre la bac­té­rie Arcobacter est trou­vée, en faible quan­ti­té, dans toutes les boites tes­tées. Cette bac­té­rie est connue pour cau­ser des mala­dies diges­tives (crampes ou diar­rhées) chez les humains. La décou­verte de cette bac­té­rie laisse sup­po­ser d’é­ven­tuels risques sani­taires [8].
Le garum ou le nuocmam sont des sucreries acidulées à côté de cela. Les études montrent que le surstromming conserve des bactéries potentiellement pathogènes, présentes à l'origine dans le tube digestif des poissons. Donc il y en a possiblement dans le garum.