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vendredi 27 mars 2015

Juste après


On n’a pas encore mal, et on a compris qu’on est vivant. Couvert d’un drap brûlant, on se rapproche d’une température normale. Le taux d’oxygène remonte aussi. J’ai survécu en grande partie - on en a bien jeté un peu - pour buter sur cette intense fragilité, cette absolue dépendance qui déchire l’état d’humain. Suit une sensation de victoire bientôt émoussée par la montée de la douleur ; elle monte dans les tours, rageuse, hoquète dans les esses et se déchaine dans les grandes lignes droites, malgré la morphine dans la perfusion. La télé m’a accompagné jusqu’à trois heures du matin. Je ne regardais pas toujours, car ma pensée allait vers les grands pourquoi. Pourquoi souffrir à 7/10, risquer l’infection, se remettre péniblement et lentement alors que l’autre épaule, alors que les hanches, bref alors que ma carcasse va me poser de plus en plus de problèmes … Je suis content d’avoir eu cette éclaircie de quinze ans ; j’étais si bien. Mais ça semble clos.


Je dendescie, au physique et au mental, heure après heure et jour après jour. Ce nouveau mot est appelé à devenir un terme médical majeur. Il faut juste être patient, car c’est au soignant de l’adopter. 

Dendescier, c'est un yoyo émotionnel activé par des choses minuscules. Juste constater qu’une pensée gaie vous a traversé, ou même réussir à pisser. Ou au contraire, un pouls fautif à plus de 100 dans le virage, ou la soupe maladroite qui salope la tranche de jambon gentiment prédécoupée, ou le bras à la Popeye. L’angoisse mortelle, car Il a enflé, ou que l’on prend conscience que l’on est globalement en très sale état. Je le savais, mais c’est encore plus vrai maintenant que je le touche de la perfusion. Les nuits sont noires et sans étoile, on les repousse, on les éclaire d’un peu d’opium. On étouffe, on se réveille en haletant, pour vivre en direct les angoisses de sa carcasse, un œdème en train de conquérir ce reste de corps. Mais non, ouf, la raison doucement reprend le contrôle. Mais la confiance est une construction qui s’écroule au moindre relâchement de l’âme. Alors dormir, il ne faudrait pas.

C'est le soignant qui a inventé la prise en charge de la douleur. Et l’abruti de patient, tel un  péquin qui croit aux lendemains qui chantent entend « victoire sur la douleur ». Merveilleuses et fantastiques infirmières. Sans elles j’aurais pleuré, tiens ! Je suis allé à 10, une fois. Ça se note, la douleur. Mon cerveau en porte les séquelles trente ans après. Le dilemme est de savoir quand il faudrait s’arrêter sur la route, de bon droit, au bon endroit.


jeudi 19 mars 2015

Je voudrais pas mourir

Je voudrais pas crever. Vous non plus, j'imagine. Il est J-1, et Morphée m'emportera, pour quelques heures si tout va bien, pour toujours si tout va mal, mais il n'y a pas de raison. Suivront quelques jours où la maladie nosocomiale peut frapper et me ramener à "si tout va mal". Mais il n'y a pas de raison. Je veux pas mourir. Il y a vingt-sept ans, mon fils de deux ans, saisissant un enjeu tellement non dit, m'avait affirmé « je veux pas que tu moures ». J'avais obéi.

Si j'étais pauvre, si ma femme était conne, si ma vie était sans intérêt, si je n'avais pas tant d'émotions et de sensations à vivre encore, alors basta ! Mais mes loisirs sont moins limités que jamais, ma cave est garnie comme jamais, les plats à partager, les livres à lire absolument sont innombrables. Il me reste aussi des personnes à rencontrer, des loups à combattre. Je voudrais pas mourir.

Mais on n'y peut pas grand-chose. Mon père, atteint d'une légionellose avait dit "je me battrai", avant qu'on le plonge dans le coma. Comment se battre en dormant ? Il se disait heureux, si peu de temps avant cette fièvre soudaine. Il ne s'est pas réveillé. Je voudrais pas m'endormir, mais il faut bien. Il faudrait mourir quand on veut, comme a fait ma mère. Elle qui ne supportait pas les vagues même à la télévision a avancé dans la rivière, comme ça. Elle en avait assez de souffrir. Mais pas moi, pas encore.

Repassent en ma mémoire des douleurs terrifiantes qui nous font nous dépersonnaliser, et tant de peurs. Un crâne rasé avant une réparation des vertèbres . Mourir ainsi défiguré, non ! Mais je n'étais pas mort. Et deux fois encore, après six mois de vacance, j'étais revenu à la vraie vie, au monde, à la production. Si cette fois ça se passe mal, nul ne s'apercevra que manque ma vie qui ne produit plus rien à part  quelques mots alignés ici et là.

Je ne veux pas, merde ! Mes vacances de mai sont prévues sur une île, un nouveau territoire lozérien où les loups ont commencé à chasser les paysans m'attend en septembre. Marcher sans bruit dans la forêt, quêtant un sanglier. La vie, la chasse, la quête du bonheur. Je voudrais aller au Québec aussi, en Corse. Et nulle part. J'adore glander, et pour ça, il faut du temps. Alors c'est clair, dans quatre ou cinq jours je rentre à la maison

mardi 10 mars 2015

Le chamois d'Erwan, 2007


Je suis à chaque fois surpris par la densité des émotions qui traversent mes invités dans les moments forts d'une approche en montagne. Chaque fois que je suis seul dans l'exercice, que je sens mon cœur s'envoler, je croirais volontiers que nul autre ne peut éprouver toute cette intensité, toute cette plénitude. La chasse qui suit est la première très belle chasse que j'ai offerte à un ami, et elle tient de ce fait une place spéciale au panthéon des bons moments de ma vie.

Erwan est mon invité. Il m' a fait découvrir la chasse au sanglier avec les grands courants dans le Lot, sur les pentes du Célé, la chasse aux truffes avec son grand-père, et les merveilles de la table lotoise. Trente ans nous séparent, ou plutôt nous rapprochent. C’est bientôt parti, d'une altitude de 1500 m. Un premier chamois farceur apparaît et disparaît dans la brume et dans les replis de la montagne. Croiserons-nous le train du Puy Mary composé de cinq ou six chamois pressés et jamais tirables ? Nous gardons donc un œil sur la Brêche de Rolland et un pour nos pieds ... tout en surveillant devant, derrière, et en bas … La chasse en montagne est exigeante !

Erwan m’arrête d’un chuchotement juste adapté à la faiblesse de mes tympans. Le gros lot, sous la forme de quelques chamois, brille au soleil d’un petit plateau à la limite des forts(1), à cinq cents mètres plus bas .


Erwan et le Griou

Je sens, puis je sais qu’il est quasi impossible de les approcher en ce point. Il faut descendre et probablement échouer, puis remonter après avoir fait bouger les animaux. D’autre part nous pouvons espérer la harde entrevue la veille en un lieu probablement plus propice. Erwan acquiesce, se remplit les yeux et nous voilà repartis. Jusqu’à ce qu’une chèvre solitaire, sur notre trajet nous bloque pendant une bonne trentaine de minutes. Nous ne voulons pas qu'elle siffle (2). Elle se décide finalement à poursuivre sa route.

Nous pouvons le faire aussi et soudain Erwan les voit. nombreux, magnifiques, loin, haut … Je renonce à l’idée initiale de passer par le bas, là où la femelle, puis un mâle ont disparu. Nous décidons de monter par le Peyre Arse lui-même en espérant que l’approche sera plus aisée. Nous nous arrêtons pour un auto portrait à mille sept cents mètres d’altitude. Nous sommes les rois du monde. 
 
Nous sommes les rois du monde, ce 25 septembre

Et nous entamons la descente, moins royaux, souvent sur le cul pour disparaître plus rapidement si nécessaire, dans la bruyère et les myrtilles, doucement et en silence … Et bientôt contact visuel. Nous resterons très longtemps au plus près de la harde, plus d'une heure, de rocher en mamelon protecteur, jusqu’à avoir trois animaux à quatre-vingt mètres à notre gauche et une dizaine à cent-dix mètres sous notre surplomb(3). D'autres animaux encore, un peu plus loin. Cela fait beaucoup de paires d'yeux. Heureusement, plus besoin de bouger, ou à peine ; il suffit de repérer le bon animal. Entre Erwan, peu expérimenté, et moi même qui n’ai pas un œil d’aigle, c’est difficile dans cette position surplombante de juger la hauteur des cornes, elle-même critère d'âge.


Quarante-cinq minutes plus tard, Erwan foudroie une jolie éterle(2) d’une balle parfaite. Quelques minutes avant, il a vécu un moment extraordinaire issu de cette longue tension de l'identification, où tout peut basculer : je parviens enfin à lui désigner un premier éterlou. Il le place dans son réticule ... mais ne parvient pas à tirer, comme si son doigt refusait d'obéir. Un moment après, sur un second animal, il ne faillira pas. Il est heureux comme moi. Nous attendons quinze minutes, pour éviter le lien entre  coup de feu, présence humaine et mort. Et nous approchons. Une dernière mangeure pour l’éterle, une gorgée de poire pour nous, à la santé de qui m’offrit ce breuvage et de qui m'offrit la jolie flasque. Rarement journée  m’aura autant souri. Tant de beauté devant nos yeux, tant de réussite dans nos choix tactiques, tant d’élégance dans la chasse où pas une fois nous n’avons fait bouger un animal jusqu’au tir, pas un randonneur n’a croisé notre chemin … Du lever du jour au retour à la voiture vers quinze ou seize heures, la perfection nous a accompagnés.


ma photo fétiche dans laquelle il y a tout, de la quête à la conquête



 
1 Zones de refuge des chamois
2 le sifflement d'alerte du chamois est perçu de loin par ses comparses
3 les chasseurs à l'approche en montagne ont la manie des distances précises, aidés en cela par les télémètres.
4  femelle de chamois dans sa seconde année

samedi 7 mars 2015

Eloge du bilboquet

Sir William Bockett (ou Brockett selon certaines sources), sous le règne de François Ier, vivait dans l'Aquitaine devenue française, et s'installa finalement dans les Cévennes et le Languedoc. On lui doit un casse-tête qui en vaut d'autres, un  rubik's cube d'avant l'heure ... Ce glandeur génial a apporté, à l'époque où seuls les nobles avaient des loisirs - ils n'avaient  même que ça - un passe-temps assez horripilant. Son amour de la France et ses rhumatismes lui firent franchir les limites de l'Aquitaine que beaucoup d'Anglois bienvenus occupent à nouveau pacifiquement, en direction de la Méditerranée 

Sa traversée des Cévennes vers la plaine languedocienne a vu son nom et sa renommée grandir. Ça nous ramène loin quand même : François Ier régnait chez nous, et Henri VIII tabassait les Ecossais chez lui. Mais la vie dans le sud était douce, et Bockett aimait la douceur. La pétanque régnait déjà en Languedoc et ceci depuis l'antiquité, et même avant, selon les vieux. Mais certaines régions entre causses et plaine  étaient de fait exclues de ce loisir : il n'y avait jamais la place d'un jeu de boules plat dans ces régions tourmentées ! Elles se consolèrent un temps dans la créativité religieuse, mais là aussi, les papes avaient remis les Cathares rudement à plat, si l'on peut dire. L'invention des « boules carrées », en fait cubiques, pourtant prometteuses dès 10 % de déclivité, avaient fait un flop magistral depuis longtemps, générant un appauvrissement conséquent. (Voir " l'Economie médiévale, ouvrage collectif, chez Dunod, page 802 à 824)


Un Rubik's cube à l'ancienne ...

Comme pour le premier Macintosh d'Apple, un génie de l'invention et un besoin de la société civile se croisèrent. William inventa le bilboquet un soir au bivouac. La version 1.0 ne comportait toutefois pas de ficelle ni de disque dur. Grâce aux médias et aux réseaux sociaux de l'époque, les colporteurs, son invention se répandit comme une trainée de poudre dans les campagnes. Les zones les plus abruptes des Cévennes parurent d'un coup plus avenantes, grâce à la ficelle :  il ne fallait plus trois heures pour aller récupérer la boule quasi arrivée à Mèze, ou à Sète. Le dimanche après-midi, on avait le bilboquet … La pétanque en trembla sur ses bases. On se mit à construire des usines pour les produire, aujourd'hui désaffectées qu'on entrevoit encore à Lodève et alentours (ce ne sont pas des usines de tissage). William Bockett était devenu célèbre ; il francisa son nom en Guillaume Boquet. Lodève, célèbre village alors, devint la capitale mondiale du bilboquet et connut quelques siècles fastueux … Une colossale sculpture fut érigée à la gloire du grand homme. Celui-ci donna finalement son nom à cet objet et à ce sport, tout à fait malgré lui. De William "Bill" Bockett à bilboquet, il n'y avait qu'un pas.

La formidable sculpture

La pétanque l'a finalement emporté partout , mais dans les pentes ardues entre le Larzac et la vallée alluvionnaire du Languedoc, on voit encore, en fin d'après-midi, les anciens y jouer assis sur les terrasses des cafés en sirotant un verre de boisson anisée. Les plus jeunes préfèrent une version qui se joue davantage en soirée, une variante en fait, dite bilboquet à moustaches, dont je crains d' oublier un jour les règles exactes.


La fabuleuse sculpture, près de Lauroux, et le musée du Bilboquet  méritent un détour, voire un week-end. Sur le site de la ville de Lodève, qui en est proche ; vous trouverez une page dédiée à Sir William Bockett.