C'est fou, ce sentiment d'urgence qui
m'assaille parfois, comme disaient les célèbres pasteurs nomades. Jugez-en ! Dès janvier je commandais tout ce qui
pouvait servir à pêcher en Corse ou à Oléron en mai et en
septembre. En Chine je commandais, pour aider les travailleurs
Ouïghours dans leur juste combat, et soutenir ma trésorerie en même temps. Et puis, en Corse je suis arrivé, fin
mai.
Hélas, la pêche du bord fut nulle. Aucune oblade sur la plage ne voulait de mes leurres, d'aucun leurre, quelle que soit l'heure. Elles se moquaient. Et le coup de vent de sud-ouest
ensuite m'empêcha de bien pêcher à l'embouchure du Liamone, petit fleuve côtier.
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Porto (Corse) |
J'étais déçu. Une
pauvre girelle ou deux furent capturées aux appâts. La foi seule pouvait me sauver
de ce naufrage halieutique. Par chance, le grand Erasmus, qu'on appelle Saint-Erasme dans
le coin, voire Ducon si on est fâché donnait
justement à Ajaccio pour les pêcheurs une fête religieuse
suffisamment œcuménique pour que j'aille m'y faire bénir. Je vins
en pointu, un bateau traditionnel de 1957, à voile latine et à moteur. Bateau qui
fut à la Méditerranée ce que la veste polaire est encore au Cantal. Merci à Bibi, son propriétaire !
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Le pointu de Bibi |
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Saint Erasme et ses représentants |
Et tout fut changé. La mer soudain était
poissons. Me voilà chargé de gallinettes (grondin perlon) ici, de
dentis (dentex dentex) là, et de sévereaux (chinchards) entre les
deux, destinés à séduire les derniers.
Je n'ai pas vraiment capturé les
gallinettes, hein, mais je participais, et c'est l'important : j'ai un peu tiré sur
les palangres, j'ai un peu remercié la mer en y déversant une
offrande constituée de mon dernier repas. Putain de houle …
Une fabuleuse bouillabaisse plus tard,
avec gallinettes, vives, poissons de roche et belles rencontres, et j'étais totalement reconstitué.
Et prêt pour le dernier acte : sur une
fière monture poussée par deux moteurs de 150CV chacun, je me jetai
à la vitesse de l'éclair sur les dentis, ce poisson roi de la Med,
comme l'impôt sur les classes moyennes ou un député sur une circonscription. D'abord, pêcher des vifs. C'était génial, mais déjà terminé quand on commençait à vraiment s'amuser. Il fallait passer aux choses sérieuses.
On attaque donc la traîne lente au vif à 3,5
km/heure. Les 300 CV s'ennuient tandis que je piaffe. Trente minutes plus tard je rate la première touche comincon .
J'ai bien sorti la canne de son support, j'ai bien poussé le frein,
mais j'ai ferré trop tard. "Mmqdzlldlhbd"
soupire dans mes bras le chinchard horriblement blessé par les
dents du prédateur. "Putain-merde",
que je lui réponds sous le coup de l'émotion, en le balançant dans un coin du cockpit. Homme libre, la mer tu chériras.
Un
second chinchard, plus petit mais tout aussi courageux, se dévoue à son tour. Je suis aux aguets, comme un amoureux transi, ou comme mille morpions
affamés, et moins d'une heure plus tard, la canne plie, que j'extrais vivement de son support en poussant en même temps le frein et en ferrant
aussitôt ... En me vautrant sur le pont glissant, car cinq kilos de frein, cela surprend si on est en déséquilibre sur un plancher mouillé ... Sans toutefois lâcher
la canne. Marin-pêcheur, quelle vie de m.
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Mon denti ... |
Mais
il est bien au bout et le guide pronostique "beau
denti". Je pompe et je mouline, et bientôt il est à l'épuisette C'est une grande
joie et une belle émotion que de capturer si magnifique poisson de plus
de six kilogrammes.