Solidement incapable de capturer une VRAIE truite au leurre, j'étais. Je n'avais pris qu'une Arc-en-ciel en tout et pour tout. J'ai eu alors l'idée de toquer. La
pêche au toc – une canne, un fil, un hameçon – est certes un
peu fruste et en dessous de ma condition de sportsman, mais elle me
permettrait facilement de capturer une belle fario. Mais aussi toqué que je sois, je n'étais pas bien équipé pour l'exercice ... Et c'est une très vieille canne télé réglable du siècle dernier qui s'est invitée, accompagnée d'un moulinet d'un demi-siècle presque. Un bout d'archives de ma vie en quelque sorte.
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La Cère |
Arrivé au bord de la Cère vers 14 heures, mes yeux s'écarquillent : alors qu'il y a en général au plus une voiture de pêcheur, elles sont presque dix !!! J'apprends que cet afflux est lié au passage le matin même du Père Noël avec sa hotte de truites de pisciculture. De plus, ma canne est désagréable, même
réduite à quatre mètres, et le moulinet est carrément ignoble. Je
peine à lancer le gramme de plomb et sa teigne ou son ver à plus de
6 mètres. Je laisse rouler au fond dans le courant en soutenant à
peine … et à ma propre surprise, je sors une première truite ! Super !
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Une truite arc-en-ciel |
Vous alliez vous esbaudir, admirer chez le vieux pêcheur cet extraordinaire sens de l'eau qui lui permet avec du matériel suranné de capturer une splendide fario parmi les Arcs en Ciel juste lâchées. Ben pas du tout : ce n'est qu'une arc-en-ciel, ce poisson qui est à truite de ruisseau ce que le char à bœuf fut à la De Dion Bouton en 1912.
Étonnamment, j'en prendrai encore cinq alors que nous sommes quatre à pêcher la même eau et que mes trois voisins n'ont pas ma chance. Je suis celui
qui lance dans le courant, celui qui a une plombée minimum, celui
qui n'a pas de bouchon mais surtout celui qui a du bol. A ma
gauche mon voisin pêche comme moi, mais avec un hameçon plus gros
et une ligne plus lourdement plombée ... Il en a pris deux le matin,
me dit-il, de cette manière, mais le diable à la pêche comme
ailleurs réside souvent dans les détails et seul le hasard avait décidé de ma ligne.
Mais la chance, ça tourne ... Vous n'ignorez pas que manger du
poisson est dans la nature profonde du mammifère omnivore
rural que je suis. La truite dans mon souvenir est un excellent poisson, et je n'avais plus mangé de truite de ma pêche depuis quarante ans,
une époque de truites bien jaunes avec des points bien rouges …
J'ai donc gardé mes prises. Qu'elles n'aient connu qu'une petite demie
journée de vie sauvage ne présageait pas forcément d'un grand moment de
gastronomie. Mais les poulets de Bresse ont zéro heure de vie
sauvage et sont délicieux, non ? J'en ferai donc trois
à la poêle et je fumerai les trois autres.
" Votre épouse va être contente " avait pronostiqué le pêcheur d'en face. Eh bien non. D'abord mon épouse n'était pas
contente car des écailles avaient volé. Oh que c'est mesquin, ça !
Ensuite parce qu'elle soupçonnait que ça ne serait pas renversant.
Un poil d'ail, une lichette de persil et hop dans la poêle et je sers
ma belle avec mon sourire de vainqueur. "Pouah ! C'est immangeable", qu'elle dit. "T'exagères, c'est vaguement dégueu, mais à Gaza on adorerait quand même!", je lui rétorque, glissant un autre sujet de conversation qui nous éloignerait de ma performance et démontrerait encore mes infinies capacités
d'empathie.
Elle a ensuite amoureusement préparé la truite qu'elle dédaignait pour Fripouille le chat, qui n'aime pas trop les arêtes mais qui semble avoir trouvé ça bon, même s'il n' a pas terminé. J'en ai
moi même laissé un peu.
Restaient trois poissons, qui salés avec
science, assaisonnés et fumés à la perfection et à la sciure de
hêtre, se hisseraient cette fois au niveau d'un caviar, d'un ortolan, d'un homard bleu. A la dégustation, c'est
certes mieux, mais en écoutant nos papilles, il semble persister un très vague arrière goût.
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Truite fumée |
Si jamais je pêche encore une de leurs sœurettes dans la Cère, je la nokillerai sauvagement.